Kerry James Marshall à Londres : redessiner l’histoire depuis les marges
- Smati-Amine Souici
- 21 nov.
- 3 min de lecture

Jusqu’au 18 janvier 2026, la Royal Academy of Arts de Londres accueille The Histories, grande rétrospective consacrée à Kerry James Marshall, figure emblématique de l’art afro-américain contemporain. Plus qu’une simple exposition, l’événement interroge la manière dont les récits historiques se construisent et, surtout, qui a eu le droit de les raconter. À travers une cinquantaine de toiles monumentales, Marshall s’attaque à l’invisibilisation des corps noirs dans la peinture occidentale et propose une relecture politique de l’histoire américaine et mondiale.
Né en 1955 à Birmingham, en Alabama, au cœur du système ségrégationniste, Marshall connaît dès l’enfance l’expérience directe du racisme. Sa famille déménage en 1963 à Los Angeles, dans le quartier de Watts, théâtre des émeutes historiques de 1965. Cette trajectoire — Sud raciste, migration et violences urbaines — constitue l’arrière-plan de toute son œuvre. Pour Marshall, peindre n’est pas un geste purement esthétique : c’est une prise de position. Il revendique d’emblée une ambition classique : devenir un « peintre d’histoire » tout en refusant l’idée que seuls les corps blancs puissent incarner cette tradition.
L’exposition s’ouvre sur deux immenses portraits d’artistes noirs face à leur toile. Ce double manifeste annonce le projet : inscrire les créateurs afro-américains dans la continuité des grands maîtres européens. Chaque salle développe ensuite un thème — les pouvoirs de la peinture, les héritages de la traite atlantique, la vie quotidienne comme terrain politique — en rompant volontairement avec la chronologie. Le passé et le présent se répondent, comme si l’histoire afro-américaine ne cessait de rejouer les mêmes tensions.
L’une des forces de Marshall réside dans sa capacité à faire du banal un enjeu politique. Dans les années 1990, il entreprend de représenter et de montrer des scènes ordinaires comme des pique-niques, un salon de beauté, un après-midi dans un parc, sur des formats gigantesques habituellement réservés aux grands récits nationaux. En élevant ces moments au rang d’événements historiques, il affirme que la vie quotidienne noire mérite la même dignité symbolique que les batailles et les triomphes institutionnels qui ont façonné le monde occidental. Ses toiles mêlent slogans, références populaires, détails dissonants et oscillent entre réalisme et fable, humour et inquiétude.
La dimension politique s’intensifie dans les œuvres récentes, notamment White Queens of Africa, où l’artiste détourne les codes du portrait officiel pour questionner les héritages coloniaux. En représentant, par exemple, l’épouse blanche du président du Botswana éclipsant son mari, ou Colette Hubert, figure centrale mais méconnue de la Françafrique, il pointe du doigt les zones d’ombre de l’histoire postcoloniale. Ces tableaux, d’une ironie forte, montrent que les relations de pouvoir ne disparaissent pas : elles se déplacent, se renégocient et façonnent encore aujourd’hui les identités politiques.
En conclusion, The Histories, Marshall propose une véritable politique du regard. Il montre que la peinture peut encore être un instrument de contestation et d’affirmation collective. Dans une Europe où les débats sur la mémoire coloniale, les discriminations raciales et la représentation culturelle sont loin d’être clos, cette exposition agit comme un miroir critique. Elle invite à repenser la manière dont les institutions culturelles racontent ou taisent l’histoire. Autrement dit, elle rappelle que réécrire les récits visuels du passé est aussi une manière d’imaginer un futur plus juste.





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